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Reporter, témoin des faits

Niger, Mohamed Bazoum : « Les dirigeants maliens ont tout intérêt à nous écouter » (Jeuneafrique.com)

Sé­cu­rité ré­gio­nale, tran­si­tions mi­li­taires, al­ter­nance, Libye, Gui­née, Tchad… Le chef de l’État ni­gé­rien, qui se dé­fi­nit comme un « mi­li­tant de la dé­mo­cra­tie », ex­plique pour­quoi son pays est un mo­dèle à suivre.

Sept mois après son in­ves­ti­ture, Mo­ha­med Ba­zoum, 61 ans, conti­nue de sur­fer sur un état de grâce que ce vé­té­ran de la scène po­li­tique ni­gé­rienne sait éphé­mère, mais dont il pro­fite pour poser les trois prin­ci­paux ja­lons de son quin­quen­nat : sé­cu­rité, édu­ca­tion, agri­cul­ture. Un trip­tyque pour la réa­li­sa­tion du­quel une pro­lon­ga­tion du cli­mat ac­tuel de re­la­tive paix po­li­tique et so­ciale ne se­rait, il est vrai, pas de trop, tant celui qui se dé­fi­nit comme un « mi­li­tant de la dé­mo­cra­tie » et que son ho­mo­logue fran­çais Em­ma­nuel Ma­cron cite vo­lon­tiers en exemple de bonne gou­ver­nance fait face à des défis im­pres­sion­nants.

Certes, en se fai­sant élire, en fé­vrier der­nier, avec 55,6 % des voix, Mo­ha­med Ba­zoum a rem­porté le pre­mier de ses paris. Une vic­toire qu’il ne pou­vait que par­ta­ger avec son pré­dé­ces­seur, Ma­ha­ma­dou Is­sou­fou, un au­then­tique dé­mo­crate lui aussi, la­bel­lisé prix Mo Ibra­him, qui a eu l’au­dace de se choi­sir comme hé­ri­tier un homme issu d’une com­mu­nauté très mi­no­ri­taire mais dont il ne dou­tait ni de la loyauté, ni de la com­pé­tence, ni de l’ex­pé­rience. Et cela, sans que la lé­gi­ti­mité du dau­phin souffre du par­rai­nage du sor­tant, ce qui n’était pas ac­quis.

Les autres en­jeux, Mo­ha­med Ba­zoum devra les af­fron­ter seul : le Niger est un pays très pauvre et très jeune, confronté à une dé­mo­gra­phie ga­lo­pante et à des fronts d’in­sé­cu­rité aux­quels il est quasi im­pos­sible de ré­pondre si­mul­ta­né­ment, en­touré de voi­sins aussi im­pré­vi­sibles que le Mali et la Libye, mais dont l’éco­no­mie, boos­tée par les pro­messes pé­tro­lières, donne de vrais signes de dy­na­misme, à l’image de Nia­mey, dont le vi­sage s’est trans­formé en une dé­cen­nie.

Tôt le matin, le dixième chef de l’État de l’his­toire du Niger in­dé­pen­dant quitte sa ré­si­dence aux murs ocre, en­tou­rée d’un petit parc où s’ébattent ga­zelles, oies, paons et tor­tue qua­dra­gé­naire, pour ga­gner ses bu­reaux de la pré­si­dence im­ma­cu­lée, à cinq mi­nutes de dis­tance. C’est là qu’il a reçu Jeune Afrique pour un long en­tre­tien, le 6 oc­tobre.

Jeune Afrique : La si­tua­tion sé­cu­ri­taire est au cœur de votre début de man­dat. Selon di­vers rap­ports d’ONG in­ter­na­tio­nales, qui ont en­quêté sur le ter­rain, les at­taques des groupes ji­ha­distes dans les ré­gions de Tilla­béri et de Ta­houa, non loin de la fron­tière avec le Mali, ont coûté la vie à près de cinq cents ci­vils ni­gé­riens de­puis le début de 2021. Le nord de Nia­mey se­rait-il une zone de guerre ?

Mo­ha­med Ba­zoum : C’est une zone di­rec­te­ment af­fec­tée par les agis­se­ments des ter­ro­ristes : vols de bé­tail, agres­sions de po­pu­la­tions éloi­gnées de nos forces de dé­fense, tue­ries de groupes. De­puis le début de cette année, les ji­ha­distes de l’EIGS [État is­la­mique au Grand Sa­hara] semblent avoir changé de stra­té­gie : ils af­frontent de moins en moins nos sol­dats et s’en prennent de plus en plus aux ci­vils iso­lés, ce qui est un signe de fai­blesse. Mais c’est aussi ce qui rend la si­tua­tion par­ti­cu­liè­re­ment dif­fi­cile à gérer : le ter­ri­toire concerné est vaste, et nous ne se­rons ja­mais en me­sure de dé­ployer des troupes par­tout en même temps, dans chaque vil­lage, dans chaque champ.

Cette si­tua­tion risque, en outre, d’ali­men­ter des conflits in­ter­com­mu­nau­taires entre Peuls, Djer­mas, Toua­regs… Ne glisse-t-on pas vers une eth­ni­ci­sa­tion du conflit ?

Tout à fait. C’est un risque que nous avons perçu il y a déjà plu­sieurs an­nées. En 2016-2017, nous avons ap­pro­ché les lea­ders lo­caux de ces groupes armés avec un mes­sage simple : « si vous êtes por­teurs d’un pro­jet po­li­tique en rap­port avec les pré­oc­cu­pa­tions iden­ti­taires et so­ciales de telle ou telle com­mu­nauté, dites-le-nous clai­re­ment et nous en dis­cu­te­rons ». Ils ne nous ont pas en­tendu car, ma­ni­fes­te­ment, cette dé­marche ne cor­res­pon­dait pas à leur agenda.

Le risque que vous évo­quez est donc réel, c’est pour­quoi nous me­nons un tra­vail de sen­si­bi­li­sa­tion au­près des po­pu­la­tions vic­times des exac­tions de ces groupes ter­ro­ristes, afin qu’elles fassent la dis­tinc­tion entre les élé­ments vio­lents qui les agressent et la com­mu­nauté à la­quelle ils ap­par­tiennent.

Par­tout où l’État sera ab­sent, le vide sera com­blé par les moyens qu’im­pro­vi­se­ront les po­pu­la­tions.

Aucun Ni­gé­rien ne fi­gure parmi les di­ri­geants im­por­tants de cette or­ga­ni­sa­tion. Ce sont des chefs lo­caux, opé­ra­tion­nels et ac­tifs certes, mais pas des dé­ci­deurs po­li­tiques. Cela nous donne une cer­taine la­ti­tude pour ten­ter de les « re­tour­ner » en leur ex­pli­quant qu’ils exé­cutent des ordres meur­triers sur les­quels ils n’ont au­cune prise.

Mal­gré le tra­vail de sen­si­bi­li­sa­tion dont vous par­lez, des em­bryons de mi­lices d’au­to­dé­fense ont vu le jour dans les vil­lages me­na­cés par les ji­ha­distes. Or les exemples ma­lien et bur­ki­nabè dé­montrent que ces mi­lices se livrent, elles aussi, à des exac­tions contre les ci­vils…

Il est clair que, par­tout où l’État sera ab­sent, le vide sera com­blé par les moyens qu’im­pro­vi­se­ront les po­pu­la­tions. Il est très dif­fi­cile de leur in­ter­dire de s’or­ga­ni­ser alors que nous ne sommes pas en­core en me­sure de les pro­té­ger. De toute façon, elles ne nous de­mandent notre avis.

L’im­por­tant est de ne pas en­cou­ra­ger tout ce qui ag­grave les cli­vages. Il faut veiller à ce que des si­tua­tions lo­cales ne dé­gé­nèrent pas en pro­blème po­li­tique na­tio­nal. C’est ce que nous fai­sons.

Autre front sé­cu­ri­taire : l’Est. Ces der­nières se­maines, de vio­lents com­bats ont op­posé le groupe Boko Haram et les ji­ha­distes ri­vaux de l’État is­la­mique en Afrique de l’Ouest (Iswap) pour le contrôle des îles du lac Tchad. Ces af­fron­te­ments font-ils votre af­faire ?

Tout à fait. Cette guerre fra­tri­cide entre ter­ro­ristes fait nos af­faires et nous nous en ré­jouis­sons.

Cela dé­montre aussi que le lac Tchad est une zone de non droit qu’au­cune armée des États ri­ve­rains – y com­pris la vôtre – ne contrôle…

Les îles sont en ce mo­ment pour l’es­sen­tiel sous le contrôle des groupes ter­ro­ristes. C’est un fait re­gret­table et évi­dem­ment ré­ver­sible. Mais c’est un fait. Nous tra­vaillons à y mettre fin.

Troi­sième front sé­cu­ri­taire, dans le Sud-Ouest cette fois : celui qui s’étend le long de la fron­tière avec le Ni­ge­ria, entre Do­gon­dout­chi et Ma­radi. Des bandes de tra­fi­quants armés, mais aussi de ji­ha­distes, y sé­vissent. Est-ce un souci sup­plé­men­taire pour vous ?

C’est ef­fec­ti­ve­ment un grand souci. Ces bandes opèrent à par­tir d’une vaste zone boi­sée si­tuée au Ni­ge­ria, dans les États de So­koto, Zam­fara et Kat­sina, qui leur sert de sanc­tuaire. Elles vivent de kid­nap­ping, de tra­fic et de vol de bé­tail, sur fond de crise du pas­to­ra­lisme à tra­vers tout l’es­pace sa­haro-sa­hé­lien. Mais le ni­veau de vio­lence n’a pas at­teint celui des deux autres fronts ter­ro­ristes, et nous avons les moyens d’y faire face, no­tam­ment en me­nant des opé­ra­tions à l’in­té­rieur même du ter­ri­toire ni­gé­rian, conjoin­te­ment avec l’ar­mée de ce pays.

Que faut-il faire pour que l’ar­mée ni­gé­rienne soit en me­sure de sé­cu­ri­ser l’en­semble du ter­ri­toire na­tio­nal ?

Aug­men­ter les ef­fec­tifs, c’est une évi­dence. Ils sont net­te­ment in­suf­fi­sants au vu de l’éten­due de notre ter­ri­toire. Il faut aussi amé­lio­rer leur en­traî­ne­ment et leur équi­pe­ment. Nous nous y at­te­lons de­puis plu­sieurs an­nées et les ré­sul­tats sont déjà là : l’EIGS n’at­taque plus fron­ta­le­ment nos forces.

De­puis la mort d’Idriss Déby Itno et le re­cen­trage pro­grammé du cœur du dis­po­si­tif fran­çais de N’D­ja­mena à Nia­mey, beau­coup d’ob­ser­va­teurs voient en vous le nou­veau « pa­tron » sé­cu­ri­taire au Sahel. Est-ce le cas ?

Ce n’est pas exact. Le dis­po­si­tif G5 Sahel connaît en ce mo­ment une sorte de panne. Dans ce contexte, par­ler d’un quel­conque lea­der­ship ré­gio­nal se­rait in­ap­pro­prié. En re­vanche, il est vrai que le Niger est l’un des pays du Sahel qui pro­gresse le mieux dans la maî­trise de sa propre si­tua­tion sé­cu­ri­taire et qui est po­li­ti­que­ment l’un des plus stables, grâce à l’al­ter­nance dé­mo­cra­tique qu’il a connue cette année. Ima­gi­nez une se­conde que le pré­sident Is­sou­fou ait choisi de s’ac­cro­cher au pou­voir en vio­lant la Consti­tu­tion : le Niger au­rait été ipso facto plongé dans une crise grave, qui au­rait pa­ra­lysé ses ca­pa­ci­tés de ri­poste sé­cu­ri­taire.

Le pré­sident fran­çais, Em­ma­nuel Ma­cron, et la chan­ce­lière al­le­mande, An­gela Mer­kel, ont tous deux ré­pété ré­cem­ment que le Niger était un mo­dèle qu’il convien­drait de du­pli­quer sur le conti­nent. Êtes-vous sen­sible à cette ap­pré­cia­tion ?

La dé­ci­sion de Ma­ha­ma­dou Is­sou­fou de res­pec­ter scru­pu­leu­se­ment la Consti­tu­tion, sui­vie de mon élec­tion, trans­pa­rente et dé­mo­cra­tique, est en effet un exemple que beau­coup de pays afri­cains au­raient in­té­rêt à suivre. C’est la preuve que sé­cu­rité, dé­mo­cra­tie et dé­ve­lop­pe­ment sont in­dis­so­ciables.

Je suis un mi­li­tant de la dé­mo­cra­tie, ce qui m’au­to­rise à dire ce que je pense quand cette der­nière est me­na­cée.

La fin de l’opé­ra­tion Bar­khane et le re­dé­ploie­ment du dis­po­si­tif mi­li­taire fran­çais changent-ils quelque chose pour le Niger ?

Rien n’a changé pour l’ins­tant. La France dis­pose d’une base aé­rienne à Nia­mey, dont la vo­ca­tion est d’in­ter­ve­nir sur le ter­ri­toire ma­lien. Il est en­vi­sagé que le com­man­de­ment de l’opé­ra­tion, qui est logé à N’D­ja­mena, vienne s’ins­tal­ler ici. Ce qui se tra­duira sans doute par la pré­sence de per­son­nels et de moyens plus im­por­tants.

Et les Amé­ri­cains ?

Ils ont une pe­tite im­plan­ta­tion à Nia­mey et une base de drones à Aga­dez.

Une dé­lé­ga­tion d’in­dus­triels turcs de l’ar­me­ment s’est ré­cem­ment ren­due au Niger. Comp­tez-vous leur ache­ter des drones ?

Des drones, des hé­li­co­ptères, des avions, pour­quoi pas ? Nous sommes dis­po­sés à faire notre mar­ché chez n’im­porte le­quel de nos par­te­naires. Aucun n’a d’ex­clu­si­vité. Ce qui compte pour nous, c’est la meilleure offre.

Le Mali, avez-vous dit lors de votre in­ves­ti­ture, est pour vous une prio­rité di­plo­ma­tique. Pro­blème : vos dé­cla­ra­tions concer­nant votre voi­sin, ainsi que celles de Has­soumi Mas­saou­dou, votre mi­nistre des Af­faires étran­gères, ont beau­coup ir­rité les di­ri­geants de Ba­mako. Vous ne vous par­lez plus. Avez-vous le sen­ti­ment d’avoir été mal com­pris ?

Sans doute. Les choses sont pour­tant simples. Nous sommes contre les coups d’État. Quand je dis « nous », je fais ré­fé­rence à l’en­semble des États membres de la Ce­deao, Mali com­pris. Nous avons mis en place, en­semble, un mé­ca­nisme de pré­ven­tion – et, aussi, de ges­tion – des coups d’État. Il pré­voit l’ex­clu­sion des ins­tances com­mu­nau­taires du pays où un tel évé­ne­ment se pro­duit, sa mise sous ob­ser­va­tion, ainsi qu’un dis­po­si­tif pour l’ai­der à re­tour­ner à une si­tua­tion nor­male grâce à un ca­len­drier pré­cis et sou­mis à contrôle.

Quand je condamne un coup d’État, qui plus est dans un pays aussi proche et lié au mien que le Mali, je suis donc dans mon rôle. Notre ré­gime est de na­ture dé­mo­cra­tique, et je suis un mi­li­tant de la dé­mo­cra­tie, ce qui m’au­to­rise à dire ce que je pense lorsque cette der­nière est me­na­cée.

« Si ceux qui nous in­sultent de­puis Ba­mako pensent qu’ils sont sur le bon che­min, grand bien leur fasse. »

Tout de même, vous n’avez pas pris de gants… Je rap­pelle les termes de votre dé­cla­ra­tion du 9 juillet : « Il ne faut pas per­mettre que des mi­li­taires prennent le pou­voir parce qu’ils ont des dé­boires sur le front […] ni que les co­lo­nels de­viennent des mi­nistres ou des chefs d’État. »

Nous n’avons pas at­tendu les deux coups d’État de Ba­mako pour nous ex­pri­mer sur le Mali. Le nord du Mali, c’est le nord du Niger, en ce sens qu’au­cun autre pays n’est au­tant af­fecté que le nôtre par ce qu’il s’y passe. C’est pour­quoi, en 2012, nous avons été in­tran­si­geants et par­ti­cu­liè­re­ment ac­tifs contre la ten­ta­tive de sé­ces­sion de cette ré­gion re­ven­di­quée par cer­tains Ma­liens.

En 2014, j’ai été la seule per­son­na­lité pré­sente à la confé­rence d’Al­ger, en tant que mi­nistre des Af­faires étran­gères de mon pays, à m’op­po­ser à l’ar­ticle 6 de l’Ac­cord d’Al­ger, qui pré­voyait que les As­sem­blées ré­gio­nales du Mali et leurs pré­si­dents se­raient élus au suf­frage uni­ver­sel di­rect.

J’avais in­ter­pelé la dé­lé­ga­tion ma­lienne en lui de­man­dant de bien ré­flé­chir à cette dis­po­si­tion, que j’es­ti­mais in­ap­pli­cable. Je n’ai pas été suivi, et si au­jour­d’hui l’Ac­cord d’Al­ger ren­contre les dif­fi­cul­tés que l’on sait, c’est à cause de cela. Vous connais­sez éga­le­ment les pré­oc­cu­pa­tions que le pré­sident Is­sou­fou a ex­pri­mées par la suite, s’agis­sant du sta­tut de Kidal.

Notre at­ti­tude vis-à-vis du Mali est à la fois sin­gu­lière, res­pon­sable, consé­quente et hon­nête, dans l’in­té­rêt de nos deux peuples. C’est en vertu de cette éthique que nous di­sons aux di­ri­geants de ce pays qu’ils se trompent de voie en s’iso­lant, en re­met­tant en cause leurs al­liances et en fai­sant fi de l’agenda que leur a conseillé la Ce­deao.

Si ceux qui nous in­sultent au­jour­d’hui, de­puis Ba­mako, pensent qu’ils sont sur le bon che­min, grand bien leur fasse. Je suis pour ma part convaincu que les jeunes of­fi­ciers ac­tuel­le­ment au pou­voir ont tout in­té­rêt à or­ga­ni­ser ra­pi­de­ment des élec­tions, afin que nous puis­sions faire face, en­semble, aux vrais pro­blèmes de la ré­gion. Ils ont tout in­té­rêt à nous écou­ter nous, Ni­gé­riens, qui leur avons té­moi­gné notre fra­ter­nité quand leur pays était me­nacé de sé­ces­sion.

L’avez-vous dit di­rec­te­ment au co­lo­nel As­simi Goïta ?

Je n’ai eu le co­lo­nel Goïta qu’une seule fois au té­lé­phone, il y a trois mois, afin de lui ex­pri­mer mon émo­tion après la ten­ta­tive d’as­sas­si­nat dont il avait fait l’ob­jet dans la grande mos­quée de Ba­mako. Mais j’ai reçu lon­gue­ment ici son di­rec­teur de ca­bi­net, le ca­pi­taine N’Daw, qu’il avait en­voyé me ren­con­trer au len­de­main du se­cond coup d’État, à la fin de mai. Je me sou­viens lui avoir dit que Goïta de­vait prendre exemple sur le gé­né­ral ni­gé­rien Salou Djibo qui, après être par­venu au pou­voir par un coup d’État en fé­vrier 2010, l’avait quitté vo­lon­tai­re­ment un an plus tard, cé­dant la place à un pré­sident dé­mo­cra­ti­que­ment élu, Ma­ha­ma­dou Is­sou­fou. Sur­tout ne pas perdre de temps, s’abs­te­nir de jouer les pro­lon­ga­tions.

Évi­dem­ment. Cela va de soi.

La pré­sence du groupe russe pa­ra­mi­li­taire Wag­ner au Mali ne re­lève plus du fan­tasme mais de l’hy­po­thèse sé­rieuse. Cela vous in­quiète ?

Je ne vois au­cune ob­jec­tion à ce que le Mali en­tre­tienne de bonnes re­la­tions, y com­pris dans le do­maine mi­li­taire, avec la Fé­dé­ra­tion de Rus­sie. Je ne conseille pas pour au­tant à ses di­ri­geants de se lier à une so­ciété pri­vée, ce qui est ma­ni­fes­te­ment in­com­pa­tible avec la pré­sence de nom­breuses forces al­liées qui opèrent sur leur ter­ri­toire, dans l’in­té­rêt du pays. Ce n’est pas la so­lu­tion.

Tout à fait. Mais l’in­verse est aussi vrai. J’ai dit au pré­sident Ma­cron que la France sur-com­mu­ni­quait à pro­pos du Mali.

Avec Ma­ha­mat Idriss Déby Itno, au moins, l’État tcha­dien conti­nuera d’exis­ter.

Autre grand voi­sin pro­blé­ma­tique : la Libye. Une élec­tion pré­si­den­tielle dé­mo­cra­tique est cen­sée s’y tenir le 24 dé­cembre, dans deux mois. Y croyez-vous ?

J’ai­me­rais, mais je suis scep­tique. Je ne pense pas que les condi­tions soient réunies.

Dix ans après la mort de Kadhafi, les consé­quences de sa chute se font-elles en­core sen­tir dans la ré­gion ?

Ab­so­lu­ment. C’est « la mère de tous nos pro­blèmes », à com­men­cer par le dé­ve­lop­pe­ment de l’in­sé­cu­rité et du ter­ro­risme dans tout le Sahel. La res­pon­sa­bi­lité de la coa­li­tion qui a ren­versé ce ré­gime est di­rec­te­ment en cause. Elle n’a pas été à la hau­teur de son en­ga­ge­ment.

Vous faites ap­pa­rem­ment une dif­fé­rence entre la tran­si­tion ma­lienne, qui vous in­quiète, et la tran­si­tion tcha­dienne, que vous sou­te­nez. Pour­tant, il s’agit de part et d’autre de mi­li­taires non élus…

Les si­tua­tions ne sont pas si­mi­laires. Lorsque le pré­sident Idriss Déby Itno est mort au com­bat, nous avons eu, je dois l’avouer, très peur que le Tchad soit dé­sta­bi­lisé par les re­belles, que N’D­ja­mena tombe entre leurs mains et que cela dé­bouche sur une guerre ci­vile comme ce pays en a déjà connu. Aussi, quand un co­mité mi­li­taire de tran­si­tion, avec à sa tête Ma­ha­mat Idriss Déby Itno, a pris le pou­voir, nous nous sommes dit que ce n’était pas a priori une mau­vaise chose. Avec lui au moins, l’État tcha­dien conti­nuera d’exis­ter. De­puis, je consi­dère que la tran­si­tion évo­lue dans le bon sens.

Le ren­ver­se­ment du pré­sident Alpha Condé, en Gui­née, vous a-t-il sur­pris ?

Alpha et nous n’étions pas d’ac­cord à pro­pos de son troi­sième man­dat. C’était de no­to­riété pu­blique. Le pré­sident Is­sou­fou le lui avait dit en toute ca­ma­ra­de­rie et il l’avait très mal pris, au point de nous consi­dé­rer comme ses en­ne­mis et de fi­nan­cer contre moi le can­di­dat de l’op­po­si­tion, Ma­ha­mane Ous­mane. Ai-je été sur­pris ? Oui, en ce sens que je pen­sais qu’Al­pha Condé contrô­lait et maî­tri­sait son armée, ce qui n’était ma­ni­fes­te­ment pas le cas.

Que doivent faire les put­schistes gui­néens, selon vous ?

Ne pas perdre de temps, là aussi. Évi­ter de se lan­cer dans des aven­tures fu­meuses du type re­fon­da­tion de l’État, et or­ga­ni­ser des élec­tions dé­mo­cra­tiques dans un délai rai­son­nable – c’est-à-dire un an en­vi­ron. Le co­lo­nel Doum­bouya, avec qui j’ai parlé, me semble être de bonne vo­lonté et il est in­con­tes­ta­ble­ment po­pu­laire. Ce sont deux atouts qu’il ne doit pas gas­piller.

Et que faire d’Al­pha Condé ?

Je sou­haite qu’il soit libre, évi­dem­ment. Mais je ne suis pas Gui­néen. J’ai cru com­prendre que les mi­li­taires vou­laient le main­te­nir sous leur garde jus­qu’à ce que le pays soit en­gagé sur la voie d’un re­tour à une vie consti­tu­tion­nelle nor­male. J’ima­gine qu’ils ont leur propre agenda.

Vous avez ap­pelé à vos côtés, avec le titre de conseiller spé­cial, un homme jus­qu’ici connu comme né­go­cia­teur et conseiller de l’ombre de di­vers chefs d’État de la ré­gion, le Mau­ri­ta­nien Mous­ta­pha Limam Chafi. Pour­quoi ce choix ?

Ma­ha­ma­dou Is­sou­fou et moi-même connais­sons Mous­ta­pha Chafi de­puis long­temps, lors­qu’il conseillait le pré­sident Blaise Com­paoré. Il est éga­le­ment Ni­gé­rien, puisque né au Niger d’une mère ni­gé­rienne. Il parle toutes les langues de notre pays et a joué un grand rôle lors des né­go­cia­tions de paix avec la ré­bel­lion toua­règue, en 1995. C’est un homme aux mul­tiples ta­lents, à qui je compte as­si­gner des mis­sions ré­gio­nales et in­ter­na­tio­nales.

Huit mois après votre élec­tion, peut-on consi­dé­rer que les ci­ca­trices de la cam­pagne pré­si­den­tielle et des troubles qui ont ac­com­pa­gné et suivi le scru­tin, sont ef­fa­cées ?

Pour l’es­sen­tiel, oui. Nous sommes en état de paix po­li­tique et je m’en ré­jouis. Mais tout n’est pas en­core soldé et je presse le mi­nistre de la Jus­tice d’ac­cé­lé­rer le cours de celle-ci afin que les 90 per­sonnes tou­jours dé­te­nues dans le cadre des troubles élec­to­raux soient ju­gées le plus ra­pi­de­ment pos­sible.

Cer­taines ONG parlent de 400 dé­te­nus…

Non, le vrai chiffre est 90. Parmi eux, une demi-dou­zaine de po­li­tiques. Les autres sont des ma­ni­fes­tants in­cul­pés pour voies de fait.

Dans la nuit du 30 au 31 mars 2021, deux jours avant votre in­ves­ti­ture, Nia­mey a été le théâtre d’une ten­ta­tive de coup d’État di­rigé contre le pré­sident Is­sou­fou et contre vous-même. Tous ses au­teurs ont-ils été ap­pré­hen­dés ?

Non, il reste en­core trois sous-of­fi­ciers en ca­vale.

Ces ap­pren­tis put­schistes se­ront-ils jugés ?

Ab­so­lu­ment, comme cela s’est pro­duit dans le passé. Ce sera un pro­cès équi­table et pu­blic.

« Je constate, comme cha­cun, que Hama Ama­dou a adopté un com­por­te­ment rai­son­nable. »

L’ar­mée ni­gé­rienne peut-elle être consi­dé­rée comme une armée ré­pu­bli­caine ?

Dans son en­semble, oui. Elle est l’une des plus pro­fes­sion­nelles de la ré­gion. Au Niger, les coups d’État ont tou­jours été l’œuvre d’une pe­tite mi­no­rité d’of­fi­ciers plus ou moins po­li­ti­sés, mais non re­pré­sen­ta­tifs de l’en­semble des forces ar­mées.

L’op­po­sant « his­to­rique » Hama Ama­dou a été em­pri­sonné au len­de­main de votre élec­tion, puis au­to­risé à se rendre en France pour s’y soi­gner. Il y est de­puis six mois et on a l’im­pres­sion que cet éloi­gne­ment ar­range fi­na­le­ment tout le monde : lui comme vous. Est-ce exact ?

On m’a pré­senté un bul­le­tin mé­di­cal in­di­quant que Hama Ama­dou était ma­lade et que le meilleur cadre pour le soi­gner était celui que lui of­frait son mé­de­cin pa­ri­sien. J’ai aus­si­tôt donné mon ac­cord, sa­chant qu’à l’is­sue de son trai­te­ment il s’est en­gagé à se re­mettre à la dis­po­si­tion de la jus­tice.

De­puis, j’ai bien d’autres choses à faire que de suivre quo­ti­dien­ne­ment l’évo­lu­tion de son état. Je constate, comme cha­cun, qu’il a adopté un com­por­te­ment rai­son­nable et qu’il ne se livre pas à des dé­cla­ra­tions po­li­tiques. Je n’ai aucun pro­blème avec cela.

Où en êtes-vous avec l’af­faire, dé­sor­mais em­blé­ma­tique, de l’au­dit des comptes du mi­nis­tère de la Dé­fense réa­lisé en fé­vrier 2020, qui au­rait mis à jour des dé­tour­ne­ments mas­sifs éva­lués à près de 76 mil­liards de francs CFA (116 mil­lions d’eu­ros) ?

C’est un chiffre exa­géré. En tout état de cause, l’en­quête de la jus­tice est presque ache­vée et le rap­port conte­nant ses conclu­sions sera rendu pu­blic sous peu. Il y aura, bien sûr, des consé­quences ju­di­ciaires pour toutes les per­sonnes in­cri­mi­nées.

Votre gou­ver­ne­ment compte trente-quatre mi­nistres, dont cinq femmes. À l’évi­dence, sur le plan de la pa­rité, le compte n’y est pas. Est-ce un pro­blème pour vous ?

Vous avez rai­son. Mais il s’agit-là du triste re­flet de la condi­tion de la femme ni­gé­rienne, et la com­po­si­tion de mon gou­ver­ne­ment, hélas, tra­duit l’in­éga­lité du rap­port des forces ac­tuel entre les hommes et les femmes, en­core lar­ge­ment consi­dé­rées comme mi­neures. Je serai hon­nête avec vous : je n’ai pas pu faire abs­trac­tion de ces pe­san­teurs et de leur tra­duc­tion dans le champ po­li­tique lors de la for­ma­tion de mon gou­ver­ne­ment.

Je fais ce­pen­dant le pari que les choses chan­ge­ront, et elles chan­ge­ront par l’édu­ca­tion. Re­te­nir les filles à l’école le plus long­temps pos­sible, afin qu’elles ne quittent pas le sys­tème édu­ca­tif à l’âge de 12 ou 13 ans pour se ma­rier très jeunes, est une clé es­sen­tielle pour com­battre les in­éga­li­tés de genre et maî­tri­ser notre crois­sance dé­mo­gra­phique. Une jeune fille sco­la­ri­sée jus­qu’à l’âge de vingt ans, ce sont, en moyenne, trois gros­sesses évi­tées.

« Si dif­fé­rence il y a entre Ma­ha­ma­dou Is­sou­fou et moi, elle ne porte que sur le style. »

Le pé­trole, dont le Niger est dé­sor­mais pro­duc­teur, peut-il rem­pla­cer l’ura­nium ?

L’ura­nium est un mi­ne­rai in­grat, dont la va­lo­ri­sa­tion coûte cher et qui rap­porte peu. Le pé­trole, lui, né­ces­site beau­coup moins d’in­ves­tis­se­ments. Il est donc plus pro­fi­table aux pays qui savent le gérer. Le Niger ga­gnera da­van­tage d’ar­gent avec le pé­trole qu’avec l’ura­nium. Le reste est une af­faire d’hon­nê­teté, de bonne gou­ver­nance et de bonne marche des ins­ti­tu­tions. Par chance, nous pos­sé­dons les trois.

Com­ment qua­li­fie­riez-vous vos re­la­tions avec votre pré­dé­ces­seur, Ma­ha­ma­dou Is­sou­fou ?

Des re­la­tions na­tu­relles entre frères, ca­ma­rades et amis. Je ne se­rais pas ici si le pré­sident Is­sou­fou n’avait pas confiance en moi, et c’est parce que cette confiance existe qu’il a œuvré à ce que je lui suc­cède à l’is­sue de l’élec­tion pré­si­den­tielle.

Il n’y a donc au­cune dif­fé­rence entre vos modes de gou­ver­nance ?

Si dif­fé­rence il y a entre lui et moi, elle ne porte que sur le style. Rien d’autre. Comme lui, j’exige l’ap­pli­ca­tion des consignes que je donne à mes col­la­bo­ra­teurs, je vé­ri­fie tou­jours en aval, et je veille à ce que des comptes soient ren­dus.

Vous irez à la COP26, au début de no­vembre, à Glas­gow. Avec quel mes­sage ?

Il est simple, et je le dirai à Glas­gow. Les pays du Sahel fi­gurent au­jour­d’hui parmi les prin­ci­pales vic­times des chan­ge­ments cli­ma­tiques in­duits par les émis­sions de car­bone des pays in­dus­tria­li­sés. Ces der­niers ont donc l’obli­ga­tion mo­rale et po­li­tique de nous aider à faire face aux consé­quences de leur im­pré­voyance.

Les Pan­dora Pa­pers ont mis à jour les pra­tiques d’éva­sion de ca­pi­taux de la part de cer­tains di­ri­geants de par le monde. Êtes-vous à l’abri de cette ten­ta­tion ?

En ce qui me concerne, la ques­tion ne se pose pas. Je ne vois d’ailleurs pas où je trou­ve­rais l’ar­gent né­ces­saire pour aller le ca­cher dans des pa­ra­dis fis­caux, à moins de voler dans les caisses de l’État, ce qui est to­ta­le­ment contraire à mon éthique.

À mon avis, il y a peu de chances que le nom de l’un des chefs d’État qui m’ont pré­cédé à la tête du Niger puisse fi­gu­rer dans ces Pan­dora Pa­pers. Si je pa­rais cré­dible aux yeux de mes com­pa­triotes quand je dis que l’un de mes ob­jec­tifs prio­ri­taires est de lut­ter contre le phé­no­mène de cor­rup­tion parmi les agents de l’État, c’est parce que je suis hon­nête.

Com­ment faites-vous pour évi­ter le syn­drome de la tour d’ivoire, cet iso­le­ment qui frappe la plu­part des chefs d’État ?

Je suis un homme de ter­rain, très at­ta­ché à son ter­roir. Je re­çois, j’écoute, y com­pris les plus humbles. Je me dé­place sou­vent, par­tout à tra­vers le pays, du Tilla­béri au Lac Tchad, de Zin­der à Aga­dez. La so­ciété ni­gé­rienne est une so­ciété de convi­via­lité, ou­verte, au sein de la­quelle l’in­for­ma­tion cir­cule de ma­nière ho­ri­zon­tale sans pas­ser par le filtre des hié­rar­chies et des pro­to­coles. Et je suis, je crois, un homme convi­vial.

Source, Jeuneafrique.com, pris sur le site de la Présidence de la République du Niger