17 ans déjà que le regretté Habib Ould Mahfoud nous a quittés. Pourtant, son texte sur Nouakchott semble être écrit aujourd’hui

Le voici

Nouakchott est la capitale de la Mauritanie. Résultat : c’est un devoir national pour tous les Mauritaniens de venir y habiter. Aujourd’hui la capitale abrite un tiers de la population du pays. L’un des deux tiers restants est en route et l’autre attend une voiture qui le prendrait en stop ou de quoi payer le taxi-brousse. Je connais cette ville depuis pas mal de temps. A l’époque c’était une ville où il était impossible de vivre. Aujourd’hui, il est impossible d’y mourir : on meurt dès qu’on s’en approche. Son problème, à cette ville, c’est que ce n’est pas une ville unique, c’est une série de villages mis bout à bout, liés seulement par ce qui fait détester les villes : la pollution, le stress, le bruit, les odeurs. Nouakchott étant trop jeune pour avoir une âme, chacun y emmène la sienne, y reconduit les habitudes de son village ou de son campement, y reconstitue sa vie tribale. Mon problème avec Nouakchott c’est que je trouve que cette ville est une agression permanente.

Je ne parle pas des tracas de la circulation urbaine, mais du fait même « d’exister » (au sens heideggérien si l’on peut dire) en cette ville. Voilà par exemple ma journée nouakchottoise type : Réveil avec le lever du soleil. Vertiges. Ma peau est aussi épaisse que celle d’un crocodile quinquagénaire qu’on aurait fait cuire huit heures durant sur un feu de bois d’acacia radiana. Comme d’habitude j’ai très mal dormi. Jusqu’à minuit, on a bu du thé. J’ai essayé de lire un peu, me suis endormi à la troisième page. A deux heures du matin, un cortège nuptial klaxonnant m’a réveillé en sursaut. A trois heures, des gamins faisaient le rodéo avec les bagnoles de leurs parents sous ma fenêtre. A quatre heures, un âne s’étant mis à braire, tous les ânes de Nouakchott lui ont répondu, réveillant les chiens qui, à leur tour, firent chanter les coqs. La cacophonie ne s’étant tassée que trente minutes plus tard, je fermai l’œil au moment où un muezzin insomniaque ou lève-tôt donnait de la voix – qu’il avait caverneuse comme il se doit – dans un haut-parleur aux stridences diaboliques, déclenchant la riposte immédiate du muezzin de la mosquée voisine, et concurrente, qui, lui, avait un contre-ut à casser toutes les vitres. Vaincu par la fatigue, je m’assoupis tandis que les muezzins de la ville, de minaret en minaret, ouvraient les hostilités. Et comme d’habitude c’est la camionnette du boulanger, qui a des problèmes d’allumage, qui m’a réveillé.

Il faut aller au boulot. Les mendiants. Quel pourcentage de la population nouakchottoise représentent les mendiants ? Entre 5 et 10, peut-être ? Je connais beaucoup de mendiants. ils me connaissent par mon prénom. Nos mendiants commencent à se professionnaliser. Mon « mendiant traitant » est un vieux bon homme maigre à chapelet et bouc blanc. Je ne connais pas son nom mais il connaît le mien. A chaque fois que l’on se rencontre – et on se rencontre chaque jour – il me raconte la vie de sa famille. Je connais tout maintenant des « maladies de femmes » de madame le mendiant, tout des oreillons du petit-dernier « msaykin », tout de l’aîné qui fait, « alhamdullilah », médecine en Syrie…Après le rapport quotidien sur l’état de la famille, mon mendiant prie Dieu « pour qu’il élève mon degré » (qui reste en vérité déjà très élevé pour cette heure matinale), pour « qu’il confonde les Envieux » et « qu’il multiplie mon Bien ». Et bien sûr, je n’ai pas le choix, je me fends d’un petit billet. Et le plus souvent, le mendiant, quand il happe ce billet, devient à ce moment précis plus riche que moi. C’est la règle du jeu : plus j’en sais sur les maladies de madame et les études de l’aîné plus je dois débourser. Ce n’est plus un mendiant anonyme auquel je peux donner 10 ou 20 UM (monnaie nationale), non, c’est « mon » mendiant et je me dois d’être à la hauteur de ses espérances.

Quand « mon » mendiant s’en va les autres mendiants m’assaillent de toute part et je m’en tire en vidant ma poche. Je devins ainsi une sorte de PME avec ses salariés. Les mendiants envolés et s’étant abattu par grappes sur un autre zozo, voilà les vendeurs ambulants. Non, je n’achète pas de « montre anti-choc anti-bloc », non je n’ai pas besoin d’un « tournevis américain – 5 clés universel », non, pas de « 6 couteaux et 6 fourchettes à prix d’ami », non, pas de « réémetteur-télé », non, pas de « la douzaine de slips-coton ». Non, je ne « donne » rien, non, je ne « dis » pas « rec », je ne « discute » pas, je ne rien. Je veux la paix. Mon bureau. Je ferme à double tour. Je suis au bord des larmes. Je m’affale sur mon siège, la tête entre les mains. On frappe à la porte. Discrètement. Puis de façon de plus en plus insistante. Deux personnes se relaient. Chacune y va de sa rafale. J’ouvre, hébété. Est-ce la fin du monde ? Non, « on nous a dit que tu étais là, c’était pour saluer c’est tout » ; « ouay, ouay, renchérit l’autre, on a vu ta voiture, et comme ça fait longtemps… C’est tout… ». C’est tout ? Que non ! « Je sais gaa que ce n’est pas le moment, mais je suis en dèche. Tu peux me dépanner » ?

Pas maintenant, demain, peut-être, ou après-demain. Ou la semaine prochaine. Des visiteurs. Du thé ? Si, si, du thé. N’y a-t-il donc pas de zrig, ici ? Si, si, du zrig. On peut téléphoner ? Évidemment, voyons, appelez Honolulu si vous voulez. De thé en zrig en coup de téléphone en copain en dèche en vieux cousin dans l’embarras, on en arrive au coucher du soleil, estomac tordu, bave à la commissure des lèvres, cheveux hirsutes, gorge sèche. On rentre chez soi. A la maison, d’autres visiteurs et d’autres problèmes. Le piège. L’idée m’est venue que, dans nos relations avec les bailleurs de fonds, on pourrait s’inspirer de la technique de « mon » mendiant. On va voir par exemple le directeur du FMI ou de la Banque mondiale, on ne lui laisse pas le temps de placer un mot et on lui raconte comment ça va à Djigueni, les pluies à Méderdra, l’électricité à Aoujeft, la rage de dents du Wali de Nouakchott, les fièvres de tel sénateur, les humeurs du ministre. Plus ils en sauront, plus ils nous donneront d’argent. Et quand nous rentrerons chez nous, nous dirons ce que dit probablement mon mendiant : « Quels cons » !

اللهم ارحمه و اغفر له و تجاوز عنه

Par Maïmouna Mint Saleck, Journaliste