La Grande Interview – Irène Josianne Ngouhada, Auteure camerounaise: «Je suis partie pour vivre»

Partie de son Cameroun natal pour se retrouver, Irène Josianne Ngouhada a trouvé sa place dans une église à Oran et s’est retrouvée au service des migrants en Algérie. Dans cette Grande Interview, cette jeune femme africaine, qui se trouve présentement à Paris, est revenue sur les péripéties de son voyage, la publication de son livre… 

Comment peut-on vous présenter aux lecteurs (trices) du site panafricain d’informations générales, Farafinainfo.com ?

Je m’appelle Irène Josianne NGOUHADA, je suis originaire du Cameroun,  j’ai  42 ans, je suis titulaire d’une maîtrise en Droit des Affaires de l’Université de Douala et d’un Master de manager humanitaire (équivalent à un diplôme de gestion de projets de solidarité internationale) de l’Institut des Relations Internationales et Stratégiques de Paris.  Dans quelques mois, je vais suivre une formation de monitrice – éducatrice pour acquérir une belle expertise dans le secteur du social en France.  Ayant une grande sensibilité pour des personnes en situation de vulnérabilité, une telle expertise serait un support incontestable  pour faire bouger les lignes afin d’améliorer le vécu de mes semblables, d’apporter ainsi mon grain de sel à l’édifice social, quel que soit le lieu de ma résidence.

Pourquoi avez-vous décidé de quitter votre Cameroun natal ? 

J’ai quitté mon pays il y’a quelques années, précisément en 2010, car je ne me sentais pas à ma place et j’étais à la recherche d’un mieux (être).

Ce n’était pas une décision facile à prendre n’est-ce pas ? 

En effet, quitter son pays, un environnement qu’on connaît déjà n’est pas du tout une décision facile à prendre. Cependant, dans mon cas précisément, le rejet (familial) que je ressentais et le fait de ne pas trouver ma place dans cet environnement, ont été ma grande motivation. Il fallait que je parte ; partir pour me retrouver.

Pourquoi avez-vous choisi de vous installer en Algérie ? 

Je n’ai pas choisi de m’installer en Algérie, j’y ai été contrainte par faute de moyens pour continuer jusqu’au Maroc pour la traversée de la Méditerranée.  De plus, mon observation des événements de la route (vol, escroquerie, exploitation sexuelle, abus de toutes sortes) ne présageaient pas une bonne augure pour la suite du trajet jusqu’au Maroc. Alors, ayant trouvé une communauté de compatriotes, j’ai décidé de me poser pour réfléchir et comprendre se qui se passait autour de moi. Plus tard, mon implication dans les problèmes communautaires (accompagnement médical, psychologique, social, sensibilisations, groupes de paroles, activités diverses, actions) m’a  obligé à abandonner mon projet de migration pour m’inscrire dans un projet de vie, nonobstant la difficile intégration des étrangers en Algérie (situation irrégulière, inexistence des démarches pour régularisation). J’ai ainsi trouvé une place où je me sentais utile, et j’avais une belle raison, une excellente motivation de me réveiller tous les matins.

                « Cela me rappelle encore le caméléon qui prend la couleur de l’environnement dans lequel il se trouve »

Racontez-nous quelques anecdotes de voyage ? 

Anecdote : Quand j’arrive à Agadez (Niger), je n’ai plus d’argent pour payer la suite de mon voyage. Alors, je prends l’initiative d’appeler un cousin à qui j’avais parlé de mon projet de voyage. A ce moment là, il avait effectivement promis de m’assister, mais finalement je suis partie sans l’en informer. Lors de notre échange téléphonique, il me fait part de son inquiétude, car j’étais injoignable et qu’il voulait me donner ce qu’il m’avait promis. Je lui explique donc ma situation et le même jour, je reçois l’argent par l’intermédiaire du passeur. Cet épisode reste un mystère pour moi !

Anecdote 2 : Je suis à Tamarrasset dans un ghetto (lieu de passage des migrants pour se reposer et organiser la suite de leur voyage) tenu par des Nigérians. Deux d’entre eux se disputent sérieusement pour décider qui m’aura comme copine. Un troisième me dit : « Ne te sens pas obligée de le faire ». Quel soulagement ! Par ailleurs, quelle ne fut pas ma surprise d’écouter ces mots, argument suffisant pour protéger ma petite personne.

Anecdote 3 : Dans le bus de Tamarrasset pour Alger, le chauffeur m’avait installée à l’avant au niveau des premiers sièges et je m’étais habillée comme une algérienne du Sud (djellaba et foulard) pour ne pas être repérée par la police. Effectivement, vers la moitié du trajet, les policiers sont montés dans le bus et sont passés devant moi sans m’interpeller pour une identification. Cela me rappelle encore le caméléon qui prend la couleur de l’environnement dans lequel il se trouve. De même, qu’un vieil adage qui dit que quand tu te retrouves dans un lieu où les gens dansent avec un pied, fais pareil pour passer inaperçu en cas de nécessité.

        «… il y’a de belles personnes, mais aussi des personnages tellement désagréables.»

Quels souvenirs gardez-vous de ce grand pays nord africain ? 

C’est un pays qui pourrait être plus accueillant à l’égard de leurs frères africains. Malheureusement, comme partout ailleurs, en Algérie, il y’a de belles personnes, mais aussi des personnages tellement désagréables. De plus, la proximité des frontières de l’Algérie avec l’Europe et la similitude du climat fait en sorte que certains algériens ont du mal à s’identifier à l’Afrique. Ils renient presque leur identité africaine. Pour ma part, chaque fois que j’étais confrontée à un événement difficile en lien avec un autochtone, j’avais toujours la chance de recevoir un brin de réconfort des amis algériens.

Votre intégration en Algérie travaillant pour le compte de l’église fut-elle facile ? 

Ma vie en Algérie a complètement changé  lorsque j’ai fait la connaissance de l’Église d’Oran, par l’intermédiaire du défunt père Thierry BECKER.  Grâce à elle, je me suis inscrite dans un véritable projet d’accompagnement des personnes en situation de migration, j’ai parfaitement trouvé ma place, et je me retrouve en France aujourd’hui.

Une autre aventure professionnelle après l’Algérie n’est-ce pas ? 

En effet, en juin 2016,  je quitte l’Algérie, je rentre au Cameroun pour obtenir un visa « étudiant » afin de poursuivre une formation de master « Manager humanitaire » en France.

Vous êtes désormais en France et l’auteure de «Je suis partie pour vivre » ?

J’arrive en France en octobre 2016. Après cette formation, ayant connu d’autres péripéties, je décide de me lancer dans l’écriture de mon livre – témoignage « Je suis partie pour vivre ». En effet, comme beaucoup d’autres personnes, j’ai ce profond désir de vivre pleinement, de me réaliser, de m’accomplir.

                 «Il faut y penser, je t’assure, tu as un grand potentiel, tu as quelque chose en toi qui édifie d’autres personnes, et tu pourrais faire plus».

Comment êtes-vous venue l’idée d’écrire ce livre témoignage ? 

L’idée d’un livre a tout d’abord germé en Algérie, précisément à Oran. La psychologue Selma, avec qui je faisais équipe pour gérer les groupes de paroles de femmes, lors de nos échanges sur mon parcours, sur mon investissement auprès des personnes en migration, me rappelait toujours que j’ai beaucoup de choses à apporter aux autres, je suis un exemple pour beaucoup de personnes ; et que la seule manière de partager cette expérience est d’écrire un livre. Elle me disait toujours : « Il faut y penser, je t’assure, tu as un grand potentiel, tu as quelque chose en toi qui édifie d’autres personnes, et tu pourrais faire plus». Cette idée s’est concrétisée en France avec la sœur Brigitte Flourez, une religieuse de la Communauté  de l’Enfant Jésus de Nicolas Barré. Ce sont des religieuses qui m’ont beaucoup soutenu pendant et après ma formation (hébergement, conseils, informations, orientation). Pendant un entretien  sur mon parcours pour la revue de la communauté, sœur Brigitte me dit : « Josianne, il faut que tu écrives un livre, même si tu n’as pas le temps, fais-toi aider par quelqu’un ». C’est ainsi  que je décide  de contacter mon amie journaliste à La Croix, Anne-Bénédicte Hoffner, qui accepte  immédiatement  de m’accompagner dans cette écriture.

Sa rédaction a pris combien de temps ? 

Environ un an et demi ou deux ans, je ne sais plus trop. Cependant, le livre est paru en octobre 2019 aux Editions Tallandier, Paris.

Comment avez-vous eu l’envie de vous raconter dans un livre ? 

Me raconter dans un livre a été une véritable thérapie, et je pense ce sera également une belle thérapie pour tous ceux (et celles) qui feront l’expérience de cette lecture. Dans ce livre – témoignage, je raconte une histoire de vie qui est semblable à celle de beaucoup d’êtres humains sur cette planète ; je me raconte pour donner l’envie aux uns de se raconter, pour pousser d’autres à le faire, pour être La Voix des voix qui ne s’élèvent pas.

Que voulez-vous dire à vos jeunes lecteurs (trices) ? 

De me lire, car ils en apprendront davantage. La vie n’est pas un long fleuve tranquille, il faut se battre quotidiennement pour y arriver. Sachez profiter de bonnes opportunités et de belles personnes autour de vous pour construire un monde meilleur car c’est ensemble que nous irons plus loin. Lisez mon livre, consultez ma page Facebook (Irène Josianne Ngouhada Officiel) et d’autres pages que je vais régulièrement alimenter, nourrir, fournir de contenus informatifs et éducatifs, d’ici peu de temps.

Êtes-vous en train de rédiger un autre livre présentement ? 

Non. J’y réfléchis, après plusieurs retours sur le premier et le désir manifeste des uns et des autres d’en savoir plus.

                «Le grand drame est que nos dirigeants acceptent que d’autres personnes viennent fixer leurs règles au Cameroun.»

Quel regard portez-vous sur le Cameroun ? 

Un regard de profonde tristesse, de grande déception pour un pays qui est bourré de ressources et de richesses, que d’autres pays exploitent au détriment de la population. Le grand drame est que nos dirigeants acceptent que d’autres personnes viennent fixer leurs règles au Cameroun. Normalement, tous les accords bilatéraux ou multilatéraux signés entre le Cameroun et un quelconque pays devraient d’abord profiter à la population camerounaise dans tous les secteurs clés (santé, éducation, formation professionnelle, emploi, infrastructures et autres) pour favoriser ainsi un développement durable du pays. Sachant que comme le précise Ebénézer Njoh Mouelle dans son ouvrage « De la médiocrité à l’excellence », la fonction du développement est double : promouvoir l’excellence de l’homme en réduisant la médiocrité et fournir en permanence à l’excellence ainsi promue les conditions chaque fois nécessaires à sa réaffirmation. Hélas, nous sommes encore très loin de cette vision.

Le Cameroun a-t-il changé depuis votre départ ? 

La situation s’empire tous les jours. Nous espérons des changements drastiques de la base au sommet. Aujourd’hui, j’assimile la situation du Cameroun à celle qu’Aimé Césaire décrit dans son ouvrage « Discours sur le Colonialisme : “Une civilisation qui s’avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente.
Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux est une civilisation atteinte. ”

             «Le meilleur peut être ici ou ailleurs, mais le meilleur n’est pas forcément ailleurs. »

Quels conseils donneriez-vous aux jeunes filles et garçons, qui continuent de penser que le meilleur est ailleurs, mais pas dans leur propre pays ? 

Dans ce vaste monde, chacun a sa voie, il faut juste la trouver et la suivre. Le meilleur peut être ici ou ailleurs, mais le meilleur n’est pas forcément ailleurs. Tout dépend des opportunités qui se présentent à nous et sachons les exploiter dignement. Je suis aussi consciente que la situation actuelle de l’Afrique ne permet pas d’intégrer complètement cette pensée. Cependant, arrêtons de rêver et d’idéaliser cet Eldorado meurtrier. Vous n’imaginez pas ce que nous subissons dans cet Eldorado idéalisé. En Europe, avoir un titre de séjour, c’est un parcours du combattant ; sans ce titre de séjour, vous n’existez pas même si vous êtes productifs. Être étranger et noir, c’est comme une malédiction qui vous suit dans toutes les étapes de votre vie. C’est inhumain, impensable, inconcevable, mais réel. Voilà ce avec quoi nous devons  conjuguer quotidiennement pour avancer, sans compter les difficultés personnelles. Et pourtant les européens sont adulés dans nos pays.

Nous savons tous que l’Afrique est à refaire, à reconstruire. Cette responsabilité nous incombe à tous et nous devons persévérer. Pour cela, nous avons des talents, de l’expertise, des ressources et des richesses qui nous permettront de faire de notre Afrique, le plus grand des continents afin de regagner notre dignité.

Comment vous voyez-vous  dans 10 ans ? 

Dans 10 ans et certainement moins, mon rêve réside dans cette pensée d’Aimé Césaire, tirée de son ouvrage « Cahier d’un retour au pays natal » : « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouches. Ma voix la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir », si Dieu le permet et si la Nature y est favorable. On a besoin les uns des autres dans différentes étapes de nos vies, et dans un esprit de solidarité commune, j’aimerais être cette « main tendue » pour mon « alter ego » pour l’aider à se réaliser, à s’accomplir. Je prépare quotidiennement mon être et mon avoir à cette responsabilité et j’invite l’humanité toute entière à y contribuer.

Est-ce possible de revenir vous réinstaller au Cameroun pour mettre vos compétences au service de votre pays ? 

Bien sûr, c’est toute l’essence, toute la quintessence je dirai même de mon projet actuel : me former et travailler pour acquérir une grande expertise qui me permettra de m’installer à mon propre compte au Cameroun ou quelque part en Afrique pour mettre en place des projets communautaires concrets. Il y’a beaucoup à faire en Afrique. Malheureusement, les organismes sur place n’aident pas convenablement les populations ou alors souvent leurs actions sont limitées.

Selon ma vision, un projet constructif doit pouvoir apporter des solutions à des problèmes ou besoins préalablement identifiés dans leur environnement, analysés dans leur contexte ; et non des solutions toutes faites qui créent de nouveaux problèmes ou besoins, et donc un retour à la case départ.

La Grande Interview réalisée par Camara Mamady