C’est à Dar El Barka, localité choisie et département désigné par le pouvoir éliminationniste du général Ghazouani comme laboratoire et point de départ de sa politique d’accaparement des terres de la Vallée, qu’est dévoilée la feuille de ruse gouvernementale. Entendons-nous bien, oui à l’investissement pour l’autosuffisance et la souveraineté alimentaires. Non et non à l’agenda caché des expropriations racistes par ruse (fuunti) et par force (doole). Ils veulent déshabiller Manthita, Kiné et Bolo pour habiller Zeïneb.
L’assaut est lancé
En présence de son collègue de l’agriculture et d’un parterre d’élus, maires, présidents de conseils généraux… tous apparentés au pouvoir, le ministre des affaires économiques et de la promotion des secteurs productifs annonce avoir « discuté avec des partenaires extérieurs qui ont une vision mondiale,… avec les sages, les experts nationaux… tous ceux qui sont intéressés par une réforme, la manière dont nous valoriserons nos terres sont là » ! Le cadre est planté. L’atmosphère est propice à la légitimation de l’accaparement des terres.
La démarche et la pédagogie sont inédites. Le ministre est venu présenter le schéma gouvernemental aux populations « écouter, partager avec elles des idées » qu’elles auraient le droit d’enrichir, d’agréer ou de rejeter» [….] «Ce que vous direz, on le rapportera au président de la République, qui décidera».
Votre responsabilité est engagée. Soit vous saisissez la pleine mesure des enjeux et vous dites sans réserve, ni retenue ce que vous voulez, ce que vous redoutez, ce que vous ne souhaitez pas ; et donc vous savez à quoi vous attendre. Vous serez alors comptables de toute décision qui sera prise sur la foi de ce qui aura été rapporté, fidèlement dit-il. En conséquence, soit vous confondez les enjeux et les objectifs, vous vous livrerez pieds et poings liés, sans retour en arrière possible. Si la seule certification de la propriété des terres vous motive, le futur pourrait ressembler à tout sauf à une fête. Eh oui, l’intimidation et le recours à la force ne sont jamais loin. Curieux couplet Fuunti et doole!
On serait tenté d’applaudir la démarche, en ce qu’elle innove. Si ce n’est qu’elle est assortie de zones d’ombre et d’une conditionnalité :«…on ne peut pas laisser nos terroirs se vider faute d’emplois, on ne peut pas continuer d’emprunter pour investir pour des résultats très en dessous des ressources naturelles et financières mobilisées». Une quête de sécurité foncière pour l’investisseur privé interroge sur l’objectif premier poursuivi par le gouvernement : l’autosuffisance alimentaire ou l’efficacité économique quel qu’en soit le prix (l’économie mauritanienne en a besoin, la Banque Centrale en a besoin pour ses devises, les jeunes en ont besoin pour les emplois, dixit le ministre).
On fait mine d’oublier qu’en réalité les populations noires de la vallée et les jeunes de cette vallée destinataires du message, sont exclus et martyrisés depuis plusieurs décennies. Les déportations au Sénégal et au Mali, le génocide et la privation de citoyenneté ne semblent pas intéresser. Si, pourtant. Les invisibilisés, rendus apatrides, seront transformés en ouvriers agricoles temporaires sans droits sur leurs terres confisquées et jetés comme du papier Kleenex après usage. Logique. Le système dominant s’empare du dernier rempart des exclus : la terre.
Décryptage : des principes généreux en apparence mais qui cachent des vices et des non-dits
L’Etat, dit le ministre aux populations de Dar El Barka, veut avoir votre confiance pour assurer à ses investisseurs la sécurité foncière dont ils ont besoin. Pourront-elles s’assurer d’avoir la sienne à partir de la parole gouvernementale qui ne doit souffrir d’aucune ambiguïté avant de remettre leurs terres entre les mains d’investisseurs dont l’objectif premier est de produire pour le marché mondial? On relève encore beaucoup de zones d’ombre dans le discours.
Si l’atteinte de l’autosuffisance est un objectif du gouvernement, celui-ci devrait y œuvrer, y compris en interne. En Mauritanie, une politique agricole révolutionnaire visant à la fois l’autosuffisance alimentaire et l’emploi des jeunes peut reposer sur ces derniers (notamment les centaines de diplômés sortis de nos universités et écoles supérieures qui ne demandent qu’à avoir le pied à l’étrier) des partenaires crédibles. L’indépendance alimentaire n’a pas de prix, mais un coût que seul l’Etat doit supporter en tout ou partie. Les grandes nations n’y sont parvenues qu’au prix d’importantes subventions nationales (Japon) ou communautaires (la PAC en Europe).
Le schéma en gestation reposerait sur un partenariat tripartite entre populations, propriétaires des terres et privés de moyens de les valoriser, l’Etat puissance régalienne et garant de la réussite du schéma ; et les privés mobilisateurs des ressources financières, de l’expertise et de la rigueur de gestion des exploitations agricoles. Un bel attelage qui cache à l’épreuve de l’analyse cachée vices et non-dits, notamment en ce qui concerne la propriété, la part du bloc affectée aux «propriétaires» et la durée de la concession ou bail.
Sur la propriété, même dans le cas du scénario idéal où il y aurait entente entre « propriétaires identifiés » d’un bloc agricole, on n’aura pas réglé pour autant le problème. On est en présence de deux possessions. La première lignagère (plus que de «propriétés»), reçue collectivement en héritage et qui doit être léguée collectivement en héritage. Seule la gestion (de l’exploitation comme des conflits qui sont liés) de ces possessions lignagères est confiée au doyen du lignage, par définition changeant. Cette dimension ne saurait être réduite à une simple certification, fut-elle établie par l’Etat : les possessions ayant en effet précédé celui-ci ; elles doivent lui survivre. Le scénario mitigé ouvre quant à lui la porte à des désordres de toutes sortes et s’apparente à une délégation de souveraineté d’une «propriété plurielle» pas encore clairement identifiée à un comité de gestion dont on sait que certains des membres sont des affidés du pouvoir. Le schéma pouvant commencer avant même un accord sur le détail des propriétés, la structure n’hésitera pas à « forcer » une entente : la cause est entendue. L’investisseur est installé, il faut lui assurer la sécurité foncière nécessaire à la rentabilité de son affaire.
Sur la part «déterminée au cas par cas» et le bail dont «la durée va figurer dans l’appel d’offres», le flou artistique est total. Qui la détermine? Cette durée est-elle convenue de façon éclairée avec les «propriétaires» avant d’être consignée dans un appel d’offres dont les termes leur échappent. Les concessions accordées à des investisseurs internationaux pour des productions à grande échelle, comme ce qui se projette, le sont sur un bail emphytéotique de plusieurs dizaines d’années. A titre d’exemple, la Compagnie Sucrière Sénégalaise exploite à Richard-Toll au Sénégal un périmètre sucrier sur la base d’un bail de 99 ans.
La deuxième «possession», innovante et réglementée, fait l’objet d’une gestion représentative acceptée. Elle est gérée sous forme d’Entente Foncière, propriétaires et exploitants des champs de culture, de plusieurs villages regroupés en association reconnue par l’Etat. La plus documentée est celle du département de Maghama, l’Association des Usagers du Walo (AUW), qui regroupe plus d’une vingtaine de villages dudit département et au-delà. Elle est citée en exemple. Des précisions que pourraient apporter des responsables de cette association enrichiront. D’autres coopératives, parfois plus importantes par le nombre de villages adhérents, existent dans toute la vallée.
La culpabilisation : l’épée de Damoclès pour dissuader
«On ne peut pas continuer à dépendre de l’étranger pour notre alimentation, on ne peut pas laisser nos terroirs se vider faute d’emplois, on ne peut pas continuer d’emprunter….Nous ne voulons pas perdre beaucoup de temps, la pandémie a démontré que l’indépendance de notre pays est relative….Nous avons tout ce qu’il faut pour nous nourrir. Faut-il garder le statu quo ou faut-il franchir le pas avec vous, avec nos partenaires privés, avec le gouvernement dans la sérénité : mobiliser des ressources importantes et créer des emplois, créer de la richesse dans cette région».
Cet argumentaire est un réchauffé. Il a été entendu partout où des terres agricoles sont convoitées par des investisseurs locaux et étrangers. Les prises de contrôle de terres actuelles n’ont pas toutes une finalité productive précise Mathieu Perdriault dans un document publié en septembre 2011. «Dans de nombreux cas, les terres ne sont pas mises en exploitation après qu’elles aient changé de mains» précise-t-il. Une conséquence de concessions foncières accordées avec des contrats rudimentaires.
Vraisemblablement calquée sur l’applicabilité du code minier à la recherche et l’exploitation pétrolière en mer dans la Zone Economique Exclusive (ZEE) et sur le plateau continental, la feuille de ruse de Dar El Barka s’abstient d’évoquer les obligations en matière de partage de la «rente» qui concerne aussi bien l’Etat que les collectivités territoriales. En termes clairs, les investissements doivent profiter au développement local. Dans certains pays organisés, la législation le prévoit. Dans d’autres, des obligations en matière de protection de l’environnement sont ajoutées. Mais inutile de voire grand, car, avertit le ministre : «les populations doivent savoir que quand elles sont trop gourmandes, les investisseurs ne viendront pas». Le ton est donné.
Quoi qu’il en soit, on ne gère pas la terre comme on gère une mine. La seconde est impersonnelle et appartient à l’Etat. La première, identitaire avec une forte charge historique, appartient à des citoyens qui font corps avec elle depuis toujours.
Le paysan de la vallée craint de subir la double peine : la première sera celle générée par l’externalisation de la production agricole au profit de riches pays du Golfe, du Soudan, de l’Inde, de la Turquie….ou du géant chinois. A titre d’exemples, La Libye s’est vue attribuer 100 000 ha de terres irrigables dans le région de Mopti au Mali. L’Arabie Saoudite par le biais de capitaux privés via la Conférence Islamique et la Banque Islamique de Développement prospecterait des aménagements de 700 000 ha en Mauritanie, au Sénégal et au Mali.
La deuxième peine, la plus redoutée pour son emprise systémique, sera sans doute celle d’hommes d’affaires nationaux, Maures il faut le préciser, adossés au système d’exclusion visant leurs compatriotes Noirs de la Vallée. Le slogan «gagnant-gagnant», «win-win» en anglais, est ici clairement un leurre. Il y aura un super gagnant et grand perdant. Il n y aura pas de compromis durable entre les deux parties. Les intérêts de l’exclu ne seront pas pris en compte.
L’investissement pour l’autosuffisance et la sécurité alimentaires, pour être profitable, devrait s’appuyer sur les nombreuses coopératives villageoises qui existent depuis des décennies. Du Waalo au Gidimaxa en passant par le Fuuta, plusieurs villages sont regroupés sans distinction aucune entre habitants, en associations d’exploitation de terres à l’échelle départementale. Elles sont indiquées à recevoir les appuis financiers et l’encadrement technique. Elles sont légitimes, ont l’expertise et fédèrent toutes les populations autochtones des localités concernées. Faire de la place dans ce déjà trop-plein de possessions reconnues par l’Etat relèvera de l’expropriation.
Dans ce contexte global de survie ou de disparition, de confiscations récurrentes de terres agricoles sur fond d’exclusion, la vigilance maximale doit être de mise. La mobilisation pacifique et structurée des Sans-Terre, à l’image du Mouvement des travailleurs ruraux Sans-Terre du Brésil (MST), est attendue.
Boubacar Diagana et Ciré Ba – Paris le, 29/06/2021