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Reporter, témoin des faits

Naufrage du «Joola» : Pour devoir de mémoire (Par Talib Aïdara)

26 septembre 2002, 26 septembre 2022. Vingt (20) ans déjà que le bateau Le Joola repose au fonds de l’océan Atlantique. Retour sur une journée sombre qui a fait du Joola la plus catastrophe de l’histoire de la navigation maritime avec près de 2000 morts.

26 septembre 2002 ! Il est 09h à la Sicap Karack. En ce mois de septembre, la circulation est fluide sur cet axe où on dépasse, pêle-mêle, les Ecoles Nafissatou Niang, Mamadou et Bineta, Yaala Suren, Collège Sacré Cœur, etc. De la terrasse, je regarde des jeunes cherchant du bois mort dans le camp militaire qui sépare Sicap Karack et Sacré Cœur.

Soudain, retentit le célèbre générique de la Radio Walfadjri, ce son qui ameutait le peuple, depuis la Présidentielle de 2000, signant la chute du Ps et l’avènement du Président Abdoulaye Wade, à travers la première alternative démocratique au Sénégal. J’abandonne la terrasse pour me rapprocher du poste de radio, laissé dans la chambre.

Après cette musique mythique de Walfadjri, le présentateur déclare : « chavirement du bateau Le Joola ». Mon cousin Shamsidine me rejoint avec de nombreuses questions. Je lui réponds d’un signe de la tête, pointant du doigt le poste de radio, au moment où le présentateur commence à développer, « selon nos sources, Le Joola, qui assurait la liaison maritime Ziguinchor-Dakar, a chaviré vers 23 heures au large des côtes gambiennes. Il transportait 796 personnes. Le drame est survenu à cause d’un vent violent ».

En jeune reporter, mon premier réflexe était d’appeler la rédaction du quotidien Le Matin pour avoir des directives avant de porter à la connaissance de mes supérieurs que je partais directement au port de Dakar.

En compagnie de mon cousin, je prends un taxi pour rallier le quai d’accostage du bateau Le Joola que j’avais l’habitude de prendre pour partir en vacances. Sur place, des milliers de personnes se bousculent pour accéder au quai, en passant par le marché Diola, espérant y trouver le bateau.

Hélas, pas l’ombre d’un navire. Devant nous, le plan d’eau du port avec des bateaux accostés au niveau des autres quais. Les parents, amis et connaissances scrutent l’horizon, espérant voir Le Joola arriver, ou d’autres bateaux venir avec les rescapés et les corps de leurs proches. Malheureusement, rien de tout cela ! Les commentaires vont bon train. « Il paraît que les rescapés sont arrivés. Certaines des pirogues qui les ont secourus sont parties en Gambie, d’autres à Kafountine. Les navires de la Marine nationale ont embarqué les rescapés pour Dakar. »

Ceux qui ont les transistors sont entourés de monde pour avoir les dernières évolutions du drame. « Des suites d’un vent violent, Le Joola a chaviré avec environ 800 personnes à bord. D’après nos sources, il y a moins de 70 rescapés », dira un journaliste d’une chaîne privée.

A la recherche d’informations fiables, on vient nous communiquer que les premiers rescapés sont arrivés à SOFRIGAL avec les bateaux de MARITALIA. C’est le branle-bas vers le Môle 10 du port de Dakar. En quittant les lieux, je croise Aïssatou Tall qui courrait pour rallier le quai d’accostage du Joola avec l’espoir d’y trouver son nouveau stagiaire Nigérien qui était parti en week-end à Ziguinchor. Malheureusement, elle ne reverra plus son étudiant stagiaire.

A SOFRIGAL, les équipes de la sécurité du port de Dakar refusent l’entrée au public. Engagé, j’ai réussi à me faufiler entre eux pour entrer toujours en compagnie de mon cousin. Rien à signaler dans cette partie du port où les personnes rencontrées nous posent des questions sur ce naufrage. « Les bateaux de MARITALIA ont déjà accosté », informe un marin, rencontré devant AFRICAMER.

Après avoir fait les différents quais d’accostage des bateaux au niveau du Môle 10, je cherche à rallier la Base Navale Amiral Faye Gassama de la Marine nationale pour avoir le scoop. « Qui ne risque rien n’a rien », dit l’adage. Finalement, j’ai réussi à franchir la porte qui sépare le Môle 10 de la Marine nationale, en présentant ma carte de presse au vigile qui, apparemment, n’était au courant de rien du tout. Mon compagnonnage avec mon cousin s’arrête-là, car on lui a refusé l’entrée.

Me voilà dans l’annexe de Dakarnave où les ouvriers s’affairent sur les bateaux. A partir de là, j’aperçois des hommes en tenue s’affairant à désherber les lieux qui étaient envahis par une verdure hivernale. Sachant que je suis entré dans la zone de la grande muette, je m’arrête un instant à côté du hangar de Dakarnave pour réfléchir à la réponse à donner au cas où je serai interpellé.

Soudain, un homme m’interpelle : « Monsieur qu’est-ce que vous cherchez là ? Qui êtes-vous ? ». N’ayant pas de réponse à la question, je brandis ma carte presse. « Quoi ! Un journaliste ! Non ! Ce n’est pas possible », s’écria-t-il. Sans perdre de temps, il interpelle un de ses éléments et lui ordonne de m’accompagner jusqu’à la porte et « surtout de ne pas parler ». Ce dernier à mi-chemin, me confia à un autre élément du nom de Badji. Prenant mon courage, je lui pose une question sur l’organisation des secours, tout en ayant en tête que je n’aurais pas de réponse. A ma grande surprise, j’ai la réponse à ma question. « Les premiers éléments viennent de partir », me confie-t-il. Il fait 13 h 30mn à Dakar.

Surpris de me voir sortir de l’Arsenal de la Marine, certains confrères commencent à venir vers moi, espérant y avoir de la bonne information. Mais, je les dépassais sans donner de réponse, parce que j’ai vu mon oncle Nassardine venir. Rien qu’à voir sa mine, je sais déjà que j’ai un proche dans Le Joola. Les questions commencent à se bousculer dans ma tête. Qu’est-ce qu’il cherche ici ? J’espère que les enfants ne sont dans le bateau. Après salutations, il m’informe que Papy, Fatou, Aliou et Bachir sont dans Le Joola. Je suis devenu aphone durant quelques minutes.

Je n’ose plus regarder mon oncle, de peur de verser des larmes. Les images de mon jeune cousin Souleymane défilent dans ma tête. Au moment où tonton Nassardine parlait, un homme en tenue crie sur le public, « dégagez, quittez ici, il n’y a pas d’information à vous donner… ». Offensés et blessés, certains proches des victimes et des journalistes commencent à l’insulter avant que ces supérieurs ne le fassent quitter les lieux. Quelques minutes après, mon oncle Nassardine, à son tour, quitte les lieux, y laissant son neveu.

Au-delà de la colère et de l’émotion qui m’habitent, je regarde toute cette masse humaine en sanglots dans une situation totalement confuse. Les lamentations se faisaient dans toutes les langues, sous ce chaud soleil de fin septembre.

Face à une foule qu’ils n’arrivaient plus à maîtriser, les forces de l’ordre reçoivent un renfort et changent de ton. A défaut de donner la bonne information, ces hommes qui ont en charge le maintien de l’ordre commencent à calmer les proches des victimes et la presse avec des discours apaisants et réconfortants.

Sous cette chaleur d’étuve, la presse est finalement autorisée à entrer dans l’enceinte de l’Arsenal de la Marine. Mais, les journalistes resteront bloqués juste à l’entrée, devant la salle de spectacles. Sur place, on nous informe que « les Eléments des Forces Françaises à Dakar à bord de leur aéronef, sont arrivés les premiers ».

Ainsi, nous assistons à un ballet de personnalités civiles et militaires. De gros cylindrés aux vitres teintées vont et viennent, en dépassant la presse à vive allure. A l’heure où les autorités gouvernementales fuyaient la presse, les leaders de l’opposition (Moustapha Niasse, Ousmane Tanor Dieng, Amath Dansokho, etc.), dans un élan de solidarité nationale, s’arrêtaient pour répondre aux questions des journalistes. Sans exception, ils ont tous lancé des messages de solidarité et d’unité autour du gouvernement afin de venir en aide aux victimes et à leurs proches.

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En quelques heures, toute la presse internationale a rejoint la capitale sénégalaise. Dakar est devenu le point de convergence des journalistes, cameramen et photographes du monde. Les radios étaient toutes en train de faire des directs. Certains y ont prié l’Asr à 17h, le Magreb à 19h 30mn et l’Isha à 20h 30mn. Après le passage du Premier ministre, Mme Mame Madior Boye aux environs de 19h, une équipe de la RTS est seule autorisée à suivre la délégation du chef du Gouvernement, quand les autres reporters sont parqués à l’entrée de l’Arsenal. Les journalistes commencent à protester. Informé, le Ministre de la Santé de l’époque, Dr Eva Marie Coll Seck est venue rassurer la presse.

C’est entre 21h et 22h que le Ministre de la Santé est revenu avec un officier de la Marine nous conduire au quai de débarquement de la Base Navale Amiral Faye Gassama, pour assister à l’arrivée des rescapés et de certains corps. Sur place, un chapiteau est aménagé pour permettre aux équipes médicales d’accueillir les rescapés. A côté de ce chapiteau, des conteneurs réfrigérés pour les corps sans vie.

En cette nuit de septembre 2002, des rescapés commencent à débarquer avec l’aide des marins. J’ai cherché l’un des meilleurs emplacements pour pouvoir identifier les survivants, espérant y reconnaître mes cousins, pour informer mon oncle. Malheureusement, je ne reconnais personne. Après ce débarquement des sauvés du Joola, et les mots des représentants du Gouvernement, nous prenons congé de l’Arsenal de la Marine pour rallier nos rédactions respectives.

Les véhicules du quotidien Le Matin nous attendaient en face de la gare ferroviaire. Les voitures s’ébranlent, longent l’Avenue Faidherbe, avant de prendre l’avenue Lamine Guéye et foncer sur l’autoroute et aboutir à la route de l’aéroport de Yoff qui mène à l’Imprimerie Tandian.

Malgré la fatigue et le choc, les journalistes et photographes étaient pressés d’arriver à la rédaction, afin de rédiger les premiers articles sur ce naufrage qui vient de faire une triste promotion de notre pays à la face du monde.

A la rédaction, tout le monde est occupé. Le bruit des claviers des ordinateurs déchire le silence triste dans lequel se sont installés les journalistes pour écrire leurs articles. D’autres, pas à l’aise avec la machine, noircissent les « sandwich » papiers brouillons utilisés pour rédiger des articles de presse, qu’ils donnent directement aux opératrices de saisies. Le rédacteur en Chef Alioune Fall et les Chefs de Desks Abdou Karim Diarra, Massamba Mbaye et Mademba Ramata Dia rassemblent tous les articles en attendant l’arrivée du photographe qui est au labo.

« Qu’est-ce que tu nous propose Cherif ? », me demanda Alioune Fall. Un reportage. « C’est bien ! Vas-y », dira-t-il avant de continuer vers Oumar Diarra, Khady Guéye, Sabelle Cissé, Oulima Diop, Fatou Bintou Bodian, Jean Demba, Diaw Mbodj, Arona Déme, etc. Une heure plus tard, l’opératrice de saisie me demande mon article. Pas encore. J’écris et j’efface, car je ne suis pas satisfait de tout ce que je faisais. Rien que les titres, il y en avait une dizaine : « plus de 800 disparus, la jeunesse de Ziguinchor au fonds de l’Atlantique avec Le Joola, pas plus de 70 rescapés, un vent violent renverse Le Joola, jeudi noir au Sénégal, à qui la faute, jeudi tragique au Sénégal ?, le marché diola ne verra plus Le Joola, le dernier voyage du bateau Le Joola, etc. ». Tous ces titres se bousculant dans ma tête… Lequel, proposer à mon patron ? Je ne sais pas. Je suis confus. Je suis triste.

Après l’interpellation de l’opératrice de saisie, c’est au tour de Alioune Fall, mais cette fois-ci, c’est pour me demander si j’avais un proche dans le bateau. Question à laquelle, j’ai répondu par OUI. Sans commentaire, il est reparti dans son bureau. Trente minutes après, il revient me dire : « Chérif, le chauffeur t’attend. Tu peux partir jusqu’à demain, les autres sont déjà dans le véhicule ».

Il faisait déjà 1h 30mn du matin à Dakar… Obscurité et tristesse rendaient la ville noire et mélancolique.

Des cimetières pour les victimes non identifiées sont érigés à Canténe (Ziguinchor), à Niafrang (commune Kataba1), à Bassori en Gambie et à Mbao à Dakar. Les morts identifiés sont récupérés par leurs familles.

20 ans après, le laxisme et l’indiscipline sont érigés en règle…

Les jours qui suivent, l’Etat égrène un chapelet de promesses. Le Président de la République Abdoulaye Wade ne cache pas sa colère et indexe le laxisme et l’indiscipline des Sénégalais. Une introspection est demandée. Car pour lui, l’accident du Joola montre à suffisance le degré de laxisme au Sénégal. Le Collectif des Familles des Victimes du Joola voit le jour devant les gris du Palais de la République. Les Senegalais demandent justice. Le Président Abdoulaye Wade instruit une enquête indépendante afin que les responsabilités soient situées et les coupables sanctionnés.

Le Ministres des Forces Youba Sambou et son homologue de l’équipement et des Transports Youssouph Sakho déposent leurs démissions. Le premier rapport d’enquête est rejeté par le Président Abdoulaye Wade.

Les différentes sorties du Collectif des Familles des victimes d’Idrissa Diallo indisposent l’Etat. Sans tarder le Président Wade demande sa dissolution. En lieu et place, l’Association des familles des victimes voit le jour et devient l’interlocutrice de l’Etat qui lance l’indemnisation des Familles des victimes et des rescapés. Il faut préciser que le bateau Le Joola n’était assurance par aucune société. Raison pour laquelle l’Etat a pris en charge l’indemnisation avec 10 millions pour chaque victime et 5 millions pour chaque rescapé.

Au Sénégal, après l’enquête le dossier est classé sans suite car le seul coupable est le Commandant Issa Diarra qui a disparu avec Le Joola. Les familles des victimes Sénégalaises et françaises engagent une bataille juridique au niveau international. A l’instar du Sénégal, le dossier est classé également en France.

20 ans après force est de reconnaître que les Sénégalais n’ont rien retenu de ce naufrage. Le laxisme, l’indiscipline, le népotisme, la corruption… accompagnement toujours le quotidien des Sénégalais. Seules les familles des victimes s’activent depuis vingt ans pour un devoir de mémoire et un changement des comportements.

Talibouya Aïdara